CHAPITRE VIII

Il se cacha, le lendemain matin, pour guetter la famille de Sally. En route pour se rendre à Clearfield, tous avançaient dans un profond silence, comme des fantômes. Le père et la mère de Sally et ses deux frères. La mère portait le bébé. Ils s’éloignèrent l’un derrière l’autre, dans le chemin boisé. Ils paraissaient livides, plus faibles encore que la veille. Il était peu probable, semblait-il, qu’ils pussent couvrir les six milles qui les séparait de Clearfield. Mais peut-être leur enverrait-on une charrette ! La populace armée qui était venue à la ferme le soir précédent était la preuve que les êtres humains n’avaient pas cessé d’être humains, même sous la domination des Choses. Ils pouvaient éprouver des sentiments d’indignation et, sûrement, ils ressentiraient aussi de la compassion et de la pitié. À moins qu’on ne leur eût dit de s’en abstenir. Mais, de toute évidence, cette agitation publique était encouragée pour une bonne raison : les Choses, jusque-là, étaient toutes puissantes dans les limites de leur domaine secret. Ailleurs, Jim n’avait entendu parler d’aucun des faits étranges qui se déroulaient dans cette région-ci. La Sécurité elle-même, malgré ses innombrables moyens d’information, n’avait sûrement reçu aucun rapport sur l’esclavage des êtres humains par de Petits Amis non humains. Le plus léger soupçon aurait amené sur les lieux un essaim d’enquêteurs spéciaux. Quelques-uns auraient sans doute été dominés par les Petits Amis et réduits en esclavage, mais un malaise aurait persisté. Le moindre indice qu’une expérience avec l’énergie atomique avait lieu, ou que se produisait une mutation bactériologique, conduisait invariablement à des enquêtes si épuisantes que le monde entier les craignait. Les appareils à rayons X qui pouvaient amener les mutations étaient utilisés maintenant seulement en présence d’un représentant de la Sécurité. La transmission de pensée aurait donc sûrement amené une intervention des autorités si la Sécurité avait eu vent des événements bizarres dont la région de Clearfield était le théâtre.

Il fallait donc que les Choses eussent une excuse publique pour toute action susceptible d’être connue hors de leur domaine. C’est pourquoi elles avaient inventé ce crime brutal et gratuit qui avait amené la mort de Sally, et tous y croyaient ferme. Si Jim était pris, son interrogatoire aurait lieu dans les formes de la loi, mais les Petits Amis seraient derrière.

Jim regarda la famille de Sally défiler en cortège funéraire dans les bois, et s’éloigner. Ce deuil inspirerait la sympathie, et les gens de la contrée se retourneraient contre Jim et le poursuivraient avec une ténacité vengeresse.

Le groupe silencieux disparut. Mais Jim continua à faire le guet. Il était très calme. Il savait ce qu’il avait à faire, mais ne voulait courir aucun risque. Il surveillait surtout le panache de fumée qui sortait de la cheminée de la ferme. Toute la famille était partie. Jim les avait comptés. La maison, hors le Petit Ami, devrait être vide. Mais Jim avait des doutes. Et il avait raison. Une demi-heure après la disparition de la famille au long du chemin, la ligne mince et droite de la fumée qui montait se brisa. La fumée s’épaissit. Quelqu’un, à l’intérieur, avait mis une bûche dans le foyer.

Une heure plus tard, un homme sortit. Il portait un fusil. Il ramassa du bois, se reposa, puis en ramassa encore et se reposa de nouveau. Il entra lentement dans la cabane avec le bois. Il ressortit, prit son fusil, puis rentra de nouveau, d’un pas fatigué.

Jim s’avança. Il avait eu tout le temps d’étudier le terrain. Il y avait un petit monticule qui le cacherait s’il rampait, ce qui lui permettrait d’arriver à la vieille grange qui le séparait de la maison.

C’était une tentative dangereuse, mais, sûrement, le lieu du prétendu crime serait la dernière place où les Petits Amis et les hommes du voisinage penseraient le voir apparaître, lui. Gens et Choses s’attendaient sans doute à ce qu’il essayât de s’enfuir de toute la vitesse de ses jambes pour filer aussi loin que possible.

À l’extrémité de la grange, il passa en rampant par la moitié inférieure d’une porte et sortit. Il était derrière le poulailler. La construction, fort ancienne, était branlante. Jim trouva une planche large, en partie pourrie dans le bas, qu’il put arracher. Il entra dans le poulailler sans se faire voir de la maison.

Il n’y eut pas d’alarme. Une poule aux yeux ronds, à l’air absent, était installée sur un nid. Il y avait d’autres nids çà et là. Jim se glissa jusqu’à la porte. Une poule entra. Jim l’attrapa d’un geste rapide. Elle poussa un seul cri et resta immobile. Quelques minutes s’écoulèrent. Une autre poule quitta son nid et essaya de pousser un gloussement. Il la prit.

Il était prêt. Avec une bande de toile qu’il déchira de sa chemise, il attacha les deux poules l’une à l’autre par une de leurs pattes, attrapa une troisième poule, puis il mit par terre les trois volailles liées et s’accroupit derrière la porte d’où il surveilla la maison par une fente.

Les poules criaient. Elles essayaient en vain de marcher. Elles s’enchevêtraient l’une dans l’autre avec colère, créant un tumulte hystérique en avançant bizarrement de côté et d’autre lorsque l’une ou l’autre d’entre elles réussissait momentanément à imposer aux deux autres sa volonté. Cette agitation était exactement semblable à celle qu’aurait provoquée l’intrusion dans le poulailler d’un animal qui ferait un carnage de volailles.

C’était un vacarme qu’aucun homme élevé dans une ferme ne pouvait entendre sans se précipiter pour voir ce qui se passait. Après quelques minutes, un homme sortit lentement de la maison. Il portait un fusil et marchait d’un pas plein de lassitude. Il était pâle, maigre, et montrait, Jim s’en rendit compte, une expression de tranquillité surnaturelle. Mais il était sorti pour voir ce qui effrayait les poules.

Il poussa la porte du poulailler et entra. Peut-être s’attendait-il à voir filer, vers le trou qui lui avait permis d’entrer, le corps brun d’un renard en fuite. Jim, armé d’un manche de houe qu’il avait ramassé dans la grange, frappa l’homme pâle qui s’évanouit. Quand l’homme revint à lui, il était ligoté et portait sur la tête un casque étrange composé d’une armature de fil de fer. Jim tenait le fusil.

— Écoute, lui dit Jim d’une voix posée. Avec ce casque que tu as sur la tête, le Petit Ami ne peut rien te dire. Compris ?

L’homme eut un halètement, les yeux fixés sur la gueule immobile de son propre fusil qui le visait à la tête.

— Qui est encore dans la maison ? demanda Jim, toujours aussi calme.

Son accent n’était pas volontairement menaçant mais, en réalité, il était beaucoup plus effrayant que naurait pu l’être aucune tentative d’intimidation.

— Un homme, répondit le prisonnier, la voix entrecoupée. Il est…

— Tu vas l’appeler, ordonna Jim. Je ne vous ferai aucun mal si vous m’obéissez. Le Petit Ami ne peut m’empêcher de commander, et je peux te faire faire n’importe quoi, parce que si tu refuses, je te tue.

Son visage était de marbre, ses yeux aussi durs que le granit. L’homme, pieds et poings liés, poussa un appel rauque.

— Encore, fit doucement Jim.

L’autre homme apparut, essoufflé. Lorsqu’il entra dans le poulailler, Jim le frappa d’un coup impitoyable. Quand il revint à lui, il était attaché comme son compagnon, et portait sur la tête un casque de fil de fer.

— Ces casques, maugréa Jim, sombre, sont votre protection. Vous n’entendrez rien de ce que le Petit Ami essayera de vous dire. Croyez-moi, vous devriez m’en remercier.

Il se tut un instant, puis il ajouta :

— Je suis l’homme qui a demandé à manger au père de Sally. Je n’ai pas assassiné Sally. C’est le Petit Ami qui l’a tuée. Parce qu’il est vorace ! Je vous ordonne de ne pas chercher, pendant quelque temps, à vous faire donner des ordres par le Petit Ami…

Il se dirigea à découvert vers la maison, en emportant le fusil du premier homme. Sauf erreur, deux gardes étaient bien suffisants pour assurer la sécurité d’un Petit Ami. S’il y en avait eu un plus grand nombre, ils se seraient fait voir d’une façon ou d’une autre alors que, du bord de la clairière, et plus d’une heure durant. Jim avait guetté.

Son calcul était exact. La maison était vide. Il entra sans précaution, se servit de ce qu’il put trouver d’aliments préparés. Il fouilla et trouva une planche à écrire et des crayons. Il chercha plus loin et découvrit des enveloppes aux couleurs passées. L’une d’elles était timbrée. Il les mit dans sa poche. Au-dessus, dans la mansarde, il y avait un nid moelleux près de la cheminée. Dans ce nid se trouvait une Chose petite, vorace, qui avait tué Sally. C’était l’une de ces Choses qui, quoique non humaines, avaient osé subjuguer des hommes et en faire des animaux domestiques pour leur service, leur usage et… leur alimentation.

Jim ne se pressait pas. Il chercha même d’autres balles pour le fusil, dans les vestes abandonnées sur des chaises par ses deux prisonniers. Puis, ferme, il alla prendre, dans le foyer de la cheminée, des morceaux de charbon et des tisons. Il les répandit soigneusement autour de la maison. En quelques endroits, le feu prit tout de suite. D’autres parties s’enflammèrent plus difficilement. Avec des vêtements et des couvertures, Jim put cependant accélérer l’incendie, et la maison s’emplit d’un tel volume d’acre fumée qu’il en sortit en toussant, à moitié suffoqué.

Il attendit. Les flammes montèrent. Elles pétillaient, ronronnaient. Puis elles se mirent à ronfler. Jim souleva alors sa bizarre coiffure de fil de fer, très légèrement et avec beaucoup de prudence.

Il sourit, les yeux brûlants. Il était dehors, devant une fenêtre par laquelle il regardait l’intérieur. Il n’y avait plus autant de fumée dans la maison, mais les flammes s’étendaient partout. La chaleur était presque insupportable, cependant Jim regardait avec des yeux d’affamé. Au plafond de la pièce principale se trouvait une trappe à laquelle conduisait une échelle appliquée contre le mur. Sally s’était évanouie après avoir descendu cette échelle. Le Petit Ami avait été très vorace.

Il aperçut alors le Petit Ami. Il ne l’avait pas vu qui trépignait, dans une frénétique indécision, au bord de la trappe. Il ne l’avait même pas vu qui essayait, épouvanté, de se servir de ses membres inutiles pour descendre l’échelle.

Il vit une boule rondouillarde, rosâtre, sans poils, presque sans traits, qui tomba du nuage de fumée du plafond et s’aplatit sur le sol. Elle rebondit une fois puis resta étendue, frissonnante. Elle s’efforça ensuite, désespérément, de se relever, mais elle fut encerclée par les flammes. Elle courut ça et là, hurlant horriblement, sans bruit. Toutes les issues étaient obstruées par les flammes. Elle recula, tremblante, frissonnante, s’élançant follement de côté et d’autre.

Jim regardait. Il n’éprouvait pas la moindre envie de faire grâce, mais il ne fut pas mécontent quand une cloison de la cabane s’effondra. Des solives incandescentes et des tisons brûlants recouvrirent l’endroit où la Chose, aux abois, était debout dans le feu. La cloison écroulée eut, sembla-t-il, quelques soubresauts, comme si une créature vivante, en dessous, se débattait, convulsive. Et Jim imagina que, même à travers le casque de fer qui le protégeait, la sensation d’un long cri continu et muet lui parvenait. Puis tout se tut.

Jim Hunt partit sans hâte dans les collines. Il avait un fusil et quelques munitions. Il avait de la nourriture. Et, ce qui était plus important à ses yeux, il possédait du papier, une vieille enveloppe et un crayon.

Une lettre à la Sécurité, jetée dans une boîte à lettres rurale, pourrait démontrer d’une façon convaincante que Jim Hunt avait survécu à sa chute de quinze mille pieds et était caché quelque part dans les collines. Mais le message expliquerait pourquoi les gens de cette région étaient maigres et anémiés, pourquoi ils manquaient de sang, et comment on trouverait les monstres émetteurs de pensée cachés dans les mansardes des maisons. Les agents de la Sécurité pourraient s’immuniser contre ces émissions par des casques de fil de fer.

La défaite des Choses qui avaient asservi des humains et se nourrissaient de leur sang paraissait très simple, très facile et tout à fait certaine.

Elle ne l’était pas.